» Le permanent vagabondage les avait retenus de fonder une famille ou de nouer des amitiés durables. Maintenant, de retour, ils se sentaient étrangers. Mais, à la différence du véritable étranger, qui peut tant bien que mal se faire aux coutumes du pays d’accueil, eux étaient encombrés de souvenirs déformés par le passage de tant d’années, de tant d’heures d’inaction perdues à forger chimères et projets ; à présent, confrontés à une réalité différente, ces souvenirs idéalisés les empêchaient de s’adapter. Certains, justement pour éviter ces désillusions, préféraient finir leurs jours dans un port étranger, loin de leur patrie. C’était le cas d’un loup de mer presque centenaire, du nom de Sturm, d’origine inconnue, qui s’était rendu célèbre, ces années-là, à la Barceloneta où il vivait. Il parlait une langue incompréhensible à tous, y compris aux professeurs de la faculté de philosophie et lettres, à qui ses voisins avaient en vain présenté le vétéran. Pour tout capital, il possédait une liasse de billets qu’aucune banque de Barcelone ne voulait lui changer. Comme cette liasse était épaisse, il passait pour riche et on lui faisait crédit dans les bars et les boutiques du quartier. On disait de lui qu’il n’était pas chrétien, qu’il adorait le soleil, et qu’il hébergeait dans sa chambre un phoque ou un lamantin. »

« La ville des prodiges » – Eduardo MENDOZA

Photo D. Exposito –  Milos- 2017